Certains moments n'ont pas besoin d'être décrit. Ils sont juste ce qu'ils sont et on en devient le simple spectateur. Nous ne devenons que lecteur de notre misérable vie et ce ne sont plus nos doigts qui écrivent notre histoire, mais une espèce d'instance divine maléfique. Il y a cette absence, ce sentiment désagréable de ne plus rien sentir, comme si tous nos sens avaient été effacé, gommé par un simple geste. C'est comme si toutes les sensations avaient disparu. Il n'y a... ni colère, ni déni, ni tristesse. Il n'y a qu'une simple absence. Une absence de sentiments, de sensations, de vie. Les sons semblent feutrés, les couleurs moins vives, les odeurs moins fortes, la pression sanguine inexistante.

Omission des sentiments.
Torpeur des envies.
Nonchalance des indifférences.

Certains moments n'ont pas besoin d'être décrit. Ils sont juste ce qu'ils sont et on en devient le simple spectateur. Nous ne devenons qu'observateur de notre existence insignifiante et ce ne sont plus nos actes qui forment notre aventure et notre quête, mais une espèce d'instance supérieure nocive. Il y a l'apathie et le théâtre de nos vies s'efface petit à petit, les décors s'effondrent, les autres acteurs disparaissent et sur la scène ne reste qu'un corps dépouillé qui regarde l'amphithéâtre vide. Vide de bruit, vide de gens, vide de vie.

Tes yeux papillonnent quand une main se pose sur ton épaule. Les acteurs secondaires réapparaissent sur la scène, les spectateurs recommencent à commenter le spectacle sur leur fauteuil confortable et l'acteur principal reste là, debout, à observer la machine qui ne s'est finalement jamais arrêté de tourner. Tu es l'acteur principal, aujourd'hui. Est-ce que ça va aller ? Tu n'as pas le choix, alors tu hoches la tête. Peut-être est-ce cette sensation de vide que l'on appelle le choc ? Peut-être, sûrement même. Es-tu seulement en état de choc ? Non, pas vraiment. Tu as compris ce qu'on t'a dit, et d'un certain côté, au fond de toi, tu t'en doutais un peu, non ? Tu t'en doutais un peu parce que les maux de têtes sont devenus plus violents, les migraines plus présentes, plus vives et douloureuses. Tu t'en doutais un peu parce que ton corps ne supportait plus tes entraînements physiques, tu en avais des crampes. Tu t'en doutais un peu parce que tu connais ton corps, Rory. Et ton corps te disait que quelque chose n'allait pas. Tu ne réponds pas quand on te parle, quand on te pose des questions. Tu te contentes de te lever après qu'ils aient finis leur speech, leurs recommandations. Tu t'étais cru invincible Rory.

Nonchalance des envies.
Torpeur des indifférences.
Omission des sentiments.

Tu te pensais invincible. Tu étais roi dans ton royaume, conquérant dans ton empire, empereur de ton monde. Il n'y avait aucune raison pour que tu flanches un jour, pour que tu rendes ta couronne avant la fin de ton règne. Il n'y avait aucune raison pour que la vie t'abandonne, toi qui avait tout donné à la vie. Tu ne sais pas jusqu'où tes pieds te portent. Tu n'es qu'un corps vide, qu'un esprit vagabond, tu slalomes entre les gens comme slalomerait la fumée, inatteignable et inaccessible. Tu arrives sans même t'en rendre compte dans ta chambre, dans la salle de bain, dans la douche, et l'eau bien trop chaude vient faire rougir ta peau alors que tu fermes les yeux, le visage relevé vers le pommeau de douche. Les lèvres entrouvertes, tu respires et enfin, tu sens ton cœur battre, si fort. Tu sens ton souffle s'accélérer, si violemment. Ton sang pulse dans tes veines, vient tambouriner sur tes tempes et ton souffle t'abandonne, tu n'arrives plus à respirer. L'air entre, ne ressort plus. Tes doigts serrent le rideau de douche d'un côté, tentent de s'accrocher aux carreaux trop lisses de l'autre.

Putain. Putain. Putain. Putain putain putain putain putain. Putain de merde. Putain bordel, putain.

Tu arrives à penser, enfin. Tu n'es plus un esprit vide, tu n'es plus un corps vide. Tu penses de nouveau, tu as mal, et tu souffres. Ça fait tellement mal, Rory. Tu en as tellement mal que les larmes jaillissent de tes paupières, s'échouent sur tes joues humides. Ton corps t'a trahi, Rory. Il t'a abandonné, il a pas combattu jusqu'au bout comme tu l'aurais fait. Ton corps t'a abandonné Rory, il t'a laissé tomber. Ton poing rencontre le carrelage, trop fort, trop vite, trop brutalement et tes phalanges en saignent, le rouge vient colorer l'eau bouillante, la vapeur d'eau t'étouffe et un sanglot t'échappe, un vrai de vrai, puis un autre, plusieurs. Les mêmes qui se sont échappés de tes lèvres dans cette même douche à la mort de Marie, à la transformation de Tsubasa, quand tu as appris pour Lulla. Cette douche a vu tes larmes plus que n'importe qui d'autres, elle a vu ta colère plus souvent que n'importe qui d'autre.

Tu vas mourir, Rory.
Tu vas disparaître, Rory.
Tu vas les abandonner, Rory.

Lullaby, Arata, Franz, Ambros, Eden. Eden. Eden. Lullaby. Arata. Alana. Lullaby. Franz. Lullaby. Arata. Comment tu vas le leur dire ? Putain. Enden. Putain. Putain. Comment tu vas le leur annoncer ? Vas-tu seulement le faire ? Vas-tu le leur cacher ? Comment tu vas faire, Rory ? Comment tu vas pouvoir leur mentir, leur dire que tout va bien ? Ils vont le savoir, ils vont forcément le savoir ?

Quand vas-tu mourir, Rory ?

Tu t'interdis de leur laisser t'enfermer. Tu t'interdis de leur rendre la vie horrible. Tu t'interdis de les faire souffrir plus que nécessaire. Quand vas-tu mourir, Rory ? Vas-tu seulement te donner ta propre mort ? Abandonner avant même de voir comment le virus évolue ? Peut-être vas-tu avoir de la chance, peut-être qu'ils vont trouver un vaccin avant que tu ne te transformes ? Tu as trois ans. Tu n'as que trois ans tout au plus. Quand vas-tu mourir, Rory ?

Tu vas les abandonner, tu vas les laisser, tu vas crever. Tu vas crever, bordel. Tout ce que tu es va disparaître au fur et à mesure des jours, des mois, des années si tu es chanceux. Tout ce que tu es va s'effacer pour que le virus prenne possession de ton corps, de ton cœur, de tes pensées. Tu vas changer, devenir méchant, en colère, violent. Tu ne sais pas qui tu vas devenir, mais une chose est sûre, tu ne seras plus toi.

Tu ne seras plus ce prince, roi dans son royaume, conquérant dans son empire, empereur dans son monde.

Tu ne seras plus celui qui tient Lullaby par la taille et qui la fait rire à en crever. Tu ne seras pas celui qui la fait chier avec Arata, tu ne seras pas celui qui lui apporte les alliances à son mariage. Tu ne seras pas celui qui gardera ses gosses. Tu ne seras pas celui qui lui permet de fuir le jour de ses noces. Tu ne seras pas à ses côtés le restant de sa vie. Tu ne seras plus celui qui passe ses journées affalés dans le lit d'Arata. Tu ne seras plus son second frère, celui avec qui il fait les quatre-cent coups. Tu ne seras pas celui qui prévoit l'échappée belle, celui qui lui organisera son enterrement de vie de garçon. Tu ne seras plus l'ami de Franz, le confident, le plan-cul, le mec un peu amoureux. Tu ne seras pas celui avec qui il fera le tour du monde. Tu ne seras pas celui avec qui il fera l'ambiance à n'importe quel grand événement auquel il sera invité. Tu ne seras plus l'oncle, le parrain d'Alana. Tu ne seras plus qu'un souvenir que l'on oublie. Tu ne seras plus le mec à qui se confie Ambros, tu ne seras plus son colocataire un peu con, un peu trop violent, un peu trop rancunier. Tu ne seras plus celui qui est amoureux d'Eden à en crever. Tu ne seras pas celui avec qui il passera sa vie. Tu ne seras plus amoureux d'Eden.

Tu ne seras plus toi. Tu ne seras pas celui que tu voulais être.

Et ça fait si mal Rory. Ça te détruit, ça te fait pleurer à n'en plus pouvoir, ça te fait taper le mur jusqu'à ce que tes phalanges en saignent beaucoup trop, jusqu'à ce que tes doigts ne supportent plus la douleur. Ça te détruit tellement que tu as l'impression que la boule au fond de ta gorge va t'étouffer, que ton cœur va exploser.

Tu vas mourir Rory. Tu vas mourir. Tu vas mourir. Et c'est une litanie qui ne t'abandonne pas alors que tu t'effondres, alors que tes jambes ne te portent plus et que l'eau brûle ta peau trop rouge maintenant.

Tu vas mourir Rory, et tu ne seras jamais celui que tu voulais être.